Février2020
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L’expertise : une vrai trêve à sens unique

Civ. 3e, 17 oct. 2019, FS-P+B+I, n° 18-19.611

Par un arrêt du 17 octobre 2019 destiné à la plus large publication, la Cour de cassation vient juger que la mesure d’expertise ordonnée en référé ne suspend pas la prescription de l’action en nullité d’un contrat de construction lorsque son objet ne portait que sur les causes et conséquences des désordres de l’ouvrage.

Conformément à la lettre l’article 2239 du Code civil, la procédure de référé expertise in futurum suspend la prescription de l’action au fond. Ce principe bien connu permet aux justiciables de pouvoir sereinement se prêter au jeu de l’expertise sans craindre de voir leur action se prescrire.

Toutefois, cette protection a ses limites et si la rédaction de l’article 2239 du Code Civil est très large, la Cour de cassation l’interprète de manière extrêmement restrictive.

En l’espèce, un maître d’ouvrage ayant conclu un contrat de construction de maison individuelle en 2006, forme à l’issue des travaux une demande d’expertise afin de déterminer les causes et conséquences de désordres.

En 2012, une fois la mesure d’expertise achevée, le maître d’ouvrage prend la décision d’assigner son constructeur en nullité du contrat compte tenu de l’importance des malfaçons et des non-conformités révélées par l’expert.

Estimant que la nullité du contrat ne pouvait être appréciée qu’au regard de la gravité des désordres révélés par l’expertise, les juges du fond, comme la Cour d’appel, ont fait le choix d’accueillir favorablement cette action et de rejeter l’argument de la prescription invoqué par le constructeur.

Toutefois, au visa de l’article 2239 du code civil, la Cour de cassation a censuré l’arrêt d’appel, estimant que la demande d’expertise relative aux désordres ne tendait pas au même but que la demande d’annulation du contrat. Dès lors, la mesure d’instruction ordonnée n’avait pas suspendu la prescription de l’action en annulation du contrat. Cette dernière était donc en l’espèce, prescrite.

Cette décision fait directement échos à un arrêt du 31 janvier 2019 (Cass. civ. 2, 31-01-2019, n° 18-10.011, F-P+B), par lequel la Cour de cassation a estimé que l’effet interruptif de prescription de l’expertise ne jouait qu’au profit de la partie ayant sollicité cette mesure en référé. Le constructeur s’étant abstenu d’agir en paiement du solde de ses travaux, dans l’attente du résultat de la mesure d’expertise, ne bénéficiait donc pas de l’effet interruptif de prescription. Son action en paiement était ainsi de la même manière prescrite.

Par un autre arrêt daté du 19 septembre 2019 (Cass. civ. 3, 19-09-2019, n° 18-15.833, F-D), la Cour est venue également rappeler que la suspension de prescription résultant de la mise en œuvre d’une mesure d’instruction n’était pas applicable au délai de forclusion de la garantie décennale. Le même raisonnement est également applicable à la garantie de parfait achèvement et la garantie des vices apparents.

Cette lecture restrictive de la lettre de l’article 2239 du Code Civil, qui invite les praticiens à la plus grande prudence, semble donc être aujourd’hui bien établie en jurisprudence.

La Cour de cassation impose aux justiciables de ne pas attendre la fin de la mesure d’expertise pour exercer leur action, quand bien même le sort de cette action serait-il lié au résultat de cette mesure.

 

Il convient dès lors, afin d’interrompre la prescription, d’assigner immédiatement son cocontractant en paiement, en nullité ou sur le fondement de la responsabilité des constructeurs, quitte à demander en cours d’instance un sursis à statuer dans l’attente du rapport d’expertise.

Ce positionnement jurisprudentiel fait courir un certain risque aux parties qui se retrouvent dès lors forcées d’engager à titre conservatoire une action en justice, avec les frais et les risques que cela implique, sans vraiment connaître leurs chances de succès.

Afin de s’en prémunir, une autre option pourrait consister à solliciter de l’expert qu’il se prononce sur la validité du contrat ou sur le montant de la dette du maître d’ouvrage, afin de bénéficier de l’effet suspensif de prescription, quand bien même ces questions seraient-elles purement juridiques.

Cette position a fait l’objet de vives critiques, car l’article 2239 du Code Civil n’opère aucune de ces distinctions et que l’objectif de la loi était d’instaurer une trêve judiciaire, dans l’attente de l’avis de l’expert. Afin que chacun puisse se défendre à arme égale, cette trêve devrait logiquement bénéficier aux deux parties et quel que soit le fondement sur lequel ils décideront d’exercer leur action en définitive.

 

Maître Basile de Timary – BERGER AVOCATS & ASSOCIES